De l'importance des tempéraments

Grâce à la thèse et au livre sur les tempéraments de l'organiste Pierre-Yves Asselin (Québec), il nous a été possible de vous présenter une approche de ce vaste sujet. Pour plus d'informations, nous indiquons la référence suivante : "Musique et tempérament, théorie et pratique de l'accord à l'ancienne" Pierre-Yves Asselin, préface de Marie-Claire Alain, Editions Jobert Paris, 1984, 2000

Ce qui est présenté ici, permet de comprendre l'importance de la qualité de l'accord des instruments à clavier. Cela peut être généralisé à tous les instruments accordables, en particuliers les cordes.

Notre oreille s'est habituée depuis plus d'un siècle au "tempérament égal", quelque temps après l'avènement du piano : tous les intervalles, quintes (une gamme complète, do à do, renferme 12 notes à partir desquelles on peut former 12 quintes), quartes et tierces étant accordés à la même valeur, toutes les tonalités sont devenues identiques. Jadis, on choisissait l'une ou l'autre, sonnant différemment, pour exprimer toute une palette de sentiments : la joie, la tristesse, la douceur, la tension, etc. Les modulations (passages à une autre tonalité) éloignées de la fondamentale (tonalité de base) étaient impraticables dans la musique ancienne. Nous verrons qu'elles n'étaient pas fortuites aux XVIIème et XVIIIème siècle. En effet, elles annonçaient des "tensions" particulières : l'instrument accordé à l'ancienne peut paraître sonner faux dans certaines tonalités pour des oreilles trop habituées au tempérament égal (dans notre contexte, nous dirions plutôt sonner "différemment" ou "plus durement").

Pour comprendre l'égalité ou l'inégalité d'un "accordage" (tempérament), il est bon de parler du son.

Le son renferme quatre grandes qualités:

- la hauteur
- la durée
- l'intensité
- le timbre.

D'un point de vue pratique, la réalisation des tempéraments ne concerne que la hauteur.

La hauteur est définie en terme de fréquence dont l'unité est le Hertz (Hz) : le LA du diapason moderne international vibre à 440 Hz, soit 440 vibrations par seconde. Jadis il était souvent plus bas : à 415, voire 392, mais, selon certaines recherches, parfois bien plus haut que 440 ! On a même découvert certaines orgues historiques au diapason nettement supérieur à 440 Hz.

La plupart des facteurs de clavecins actuels nous donnent la possibilité de nous adapter à ces différents diapasons en concevant des clavecins dits "transpositeurs" : on peut alors décaler les claviers, les déplacer manuellement par rapport aux cordes, de manière à se trouver en 392, 415 ou 440, ce qui est commode pour la musique d'ensemble selon que les instruments accompagnés par le clavecin sont anciens ou modernes. Cette possibilité de transposition ne manque pas de provoquer un changement de timbre intéressant selon que l'on joue Couperin ou Forqueray… Beaucoup de facteurs de clavecins et d'interprètes estiment qu'une musique telle que celle de François Couperin sonne plus chaudement au diapason LA 392.

Un UT grave joué sur un instrument de musique montre lors d'une écoute attentive qu'il dégage en réalité des "harmoniques" (autres sons annexes) dont les fréquences respectives sont toutes multiples de celle de l'UT fondamental joué. Ces harmoniques constituent le timbre du son musical et existent théoriquement en nombre illimité. Les harmoniques de cet UT grave se répartissent selon un spectre dont voici une représentation sur une portée musicale :

harmoniques d'un son

Les intervalles (écart entre deux notes: ex. DO-SOL pour une quinte sur DO) résultent de la superposition de deux sons, donc de deux spectres harmoniques. La perception de la justesse dépend d'une certaine fusion sensorielle des harmoniques communs aux sons superposés (les harmoniques du DO et les harmoniques du SOL dans notre exemple). Dans le cas de l'unisson (DO grave, DO aigüe par exemple), la fusion est parfaite, il y a coïncidence exacte des fréquences des harmoniques des deux notes. Dans le cas d'une quinte, l'intervalle parait juste au niveau sensoriel si le maximum d'harmoniques des deux notes coïncident. Cela est réalisé si le rapport des fréquences vaut 3/2. Dans ces conditions, une harmonique sur trois de la note DO coïncide exactement avec une harmonique de SOL. Accorder équivaut à faire coïncider plus ou moins ces harmoniques communs.

Lorsque la coïncidence des harmoniques de deux sons n'est pas parfaite (donc le rapport des deux notes de la quinte, légèrement différent du rapport 3/2), apparaît un phénomène d'impulsions périodiques (ondulations du son) couramment appelées "battements". Lorsqu'une quinte est accordée juste ou pure, l'oreille exercée n'entendra pas de battements. En revanche, lorsque l'accordage recquiert des battements, une oreille non exercée pourra ressentir une impression de fausseté ("différence" ou "dureté"…).
La quinte, comme la quarte et la tierce, battent lorsqu'elles sont agrandies ou rétrécies. Le principe des tempéraments anciens est d'accorder "justes" (ou "pures") un certain nombre de quintes, et de faire battre les autres.

Il serait fastidieux de décrire ici tous les tempéraments anciens utilisés. Mais quelques schémas nous aideront à visualiser des différences notables. Observons d'abord le tempérament le plus ancien qui est aussi le plus facile à réaliser par un débutant : le tempérament "Pythagoricien", dans lequel on tente d'accorder toutes les quintes successives justes (donc avec un rapport 3/2 entre les fréquences des notes de la quinte) :

0= Quinte juste
-1 = intervalle baissé d'un "comma" par rapport à la quinte juste
tempérament pythagoricien

Comme on le montre sur ce schéma, il est impossible d'accorder 12 quintes pures ou justes sans que la dernière accordée ne se trouve considérablement raccourcie :
Il est aisé de calculer ce "défaut" : Le rapport des fréquences entre deux notes de même nom consécutives est toujours égal à 2. Au bout de 12 quintes, on sera passé d'un DO à un autre DO situé 7 octaves plus haut. Le rapport des fréquences de ces deux notes doit donc valoir 27 soit 128 (Exemple : Avec un DO à 260 Hz, on devrait atteindre un DO à 33 280 Hz).
Or, si on multiplie la fréquence du premier DO par 3/2 et qu'on répète cette opération 12 fois, on n'aboutit pas à la fréquence 33 280 Hz, mais à 260x(3/2)12 = 33 734 Hz ! Soit environ 1/9 de ton au dessus du DO prévu, ce qui est parfaitement audible. Une solution, celle de la gamme pythagoricienne, consiste donc à raccourcir de manière notable la dernière quinte (ou toute autre quinte). On la réduit donc d'un intervalle appelé "comma" ou "comma pythagoricien"
Dans ce tempérament, toutes les quintes sont pures (justes), sans battement, sauf la dernière qui bat horriblement vite, on la baptisait jadis et pour cette raison : "quinte du loup". Cela exclut l'usage de certaines tonalités dans lesquelles cette quinte apparaît. Elles sonneraient très faux, voilà pourquoi nous avons dit que le compositeur ne pouvait pas moduler dans des tonalités éloignées. Cela explique que l'on pourrait ressentir dans cette musique une certaine monotonie tonale.

Observons ensuite un tempérament utilisé fréquemment à l'époque de Buxtehude et Bach, le Werkmeister III (1691) :

0= Quinte juste
-1/4 = intervalle baissé d'un quart de "comma" par rapport à la quinte juste
Avec un DO de départ de
tempérament Werkmeister III

Dans ce cas, les tonalités qui sonnent relativement "pures" sont essentiellement FA majeur et SI bémol majeur, ce qui explique que J.S. Bach ne les utilisait pas par hasard lorsque le texte du choral parlait du "Christ né de la Vierge Marie". Par contre les tonalités de SI ou MI mineur sonnent durement et figurent la plupart du temps la Mort. Là encore Bach ne les a pas inopinément choisies dans des cantates telles que BWV 4 "Christ lag in Todesbanden". De même, on rencontre des intervalles dissonants dans des chorals de l'Orgelbüchlein comme BWV 637 "Durch Adams Fall" ou BWV 620 "Christ, der uns selig macht".

Voici un autre exemple de tempérament, le Tartini-Vallotti (milieu de XVIIIème siècle) très prisé actuellement dans la musique d'ensemble car très doux.

0= Quinte juste
-1/6 = intervalle baissé d'un sixième de "comma" par rapport à la quinte juste
Tempérament Tartini-Vallotti

Pour en revenir aux instruments transpositeurs vous comprendrez mieux, à présent, qu'après avoir transposé les claviers d'un demi-ton ou d'un ton, l'accordage est à refaire puisque le tempérament initial, s'il était inégal, se trouvera totalement perturbé.

Cependant, Rameau en personne a réclamé, passant pour un original, le tempérament égal ! Tout ceci peut nous suggérer l'idée que l'appellation "Le Clavier bien tempéré" (et non comme certains éditeurs l'ont rebaptisé, Le "clavecin" bien tempéré) devait signifier que Jean-Sébastien Bach a lui aussi souhaité utiliser un accordage très voisin du tempérament égal, puisque bon nombre de ces Préludes et Fugues sont écrits en des tonalités "modernes", avec beaucoup de dièses et bémols à la clé…

La solution adoptée dans l'accord moderne est de diminuer toutes les quintes de manière égale. : en tempérament moderne dit égal, les 12 quintes battent légèrement et de manière égale (elles sont toutes également moins grandes que la quinte juste) comme le montre le schéma ci-dessous :

-1/12 = quinte diminuée d'un douzième de "comma" par rapport à la quinte juste.
tempérament égal

Cette approche peut sembler fastidieuse au néophyte, mais elle nous paraît indispensable pour comprendre toutes les possibilités d'expression figurative dans le langage musical des anciens.

© 2000, 2003 Jacques Fischer, Hervé Lauret. Révisé 2007. Pour une utilisation quelconque du contenu de cette page, merci d'en demander l'autorisation préalable

parcours..