Les constantes expressives dans le langage musical de Jean-Sébastien Bach

Nous traiterons sur cette page des constantes expressives dans le langage musical de J.S. Bach. Nous exposerons ces constantes en les illustrant d'extraits de partitions et d'enregistrements (non commercialisés) réalisés par Jacques Fischer.

Cette approche du langage musical de J.S. Bach, qui n'est pas nouvelle, eût été impossible sans les travaux d'analyse considérables de personnalités telles que André Pirro ("L'esthétique de Jean-Sébastien Bach" éditions Minkoff, 1907 réed. 1984), Albert Schweitzer ("Jean-Sébastien Bach, le musicien poète" éditions Fœtisch, 1904) ou, dans ces trente dernières années, Marie-Claire Alain.

Jacques Fischer
Jacques Fischer au clavecin
  

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SOMMAIRE
I)
II)
III)
IV)
V)
VI)
VII)
VIII)
IX)
X)
XI)
XII)
XIII)
XIV)
XV)
XVI)
XVII)
XVIII)
XIX)
XX)
Les constantes expressives chez Bach : introduction
Les mouvements conjoints descendants
Les mouvements conjoints ascendants
Combinaison des deux formules
Les mouvements disjoints
Les chromatismes
Les mouvements arpégés
Les rythmes
Les rythmes syncopés
Sixtes et tierces conjointes parallèles
Le dactyle
Les notes répétées
Les liaisons de notes par groupe de deux
Ouvertures à la française (rythmes surpointés)
Les broderies en croix
Le canon
Les voix médianes ou intermédiaires
Les notes en valeurs longues
La symbolique des nombres chez Bach
Les chorals en écoute

I) Les constantes expressives chez Bach : introduction

Comme le dit Marie-Claire Alain, l'Orgelbüchlein constitue un véritable dictionnaire des constantes expressives chez Bach, autrement dit, de son langage musical que l'on rencontrera partout dans ses œuvres religieuses voire profanes.
Nous avons donc choisi les exemples les plus typiques de l'Orgelbüchlein, le Petit Livre d'Orgue, mais aussi d'autres volumes ou de cantates.
Nous citerons Pirro dont le livre "L'esthétique de Bach" paru en 1903 traite du langage expressif de Bach dans les cantates : "Profondément attaché à la Religion Evangélique, il juge indispensable, pour l'édification des fidèles, que le texte religieux agisse sur eux dans sa plénitude et leur aille droit au coeur. L'esprit du public était façonné à cette manière d'entendre la musique comme un langage. A cette formation des auditeurs, correspondait celle des jeunes musiciens. Une part importante est faite aux recettes expressives dans les traités de composition aux 17° et 18° siècles..." Tout musicien désireux d'étudier cette rhétorique dans les chorals ou les cantates devra obligatoirement faire correspondre le texte aux notes principales du thème : en langue originale ou, à défaut, en français, à condition que les mots soient strictement parallèles à ceux de la langue allemande.

En 1608 déjà, Claudio Monteverdi a dépeint, dans son Orfeo, la profondeur des abîmes en utilisant une tessiture très grave. En 1623, Heinrich Schütz, dans son "Histoire de la Résurrection", accompagne le mot "résurrection" par un motif ascendant et plus loin, sur les mots "je plie les genoux", il se sert d'un motif descendant. Buxtehude dont l'influence sur Bach n'est pas à rappeler usait aussi d'un langage figuratif.
Bach suivra, à sa manière et avec son génie propre, la leçon des Anciens...

II) Les mouvements conjoints descendants

C'est le sens Ciel-Terre ou Terre-Tombeau.
Il peut donc s'agir de la naissance, comme de la mort. C'est aussi la réponse du Ciel à la prière (voir la sinfonia de la cantate 4)
Les Chorals de Noël renferment beaucoup de lignes descendantes, le plus typique étant "Von Himmel kam der Engel Scharr" BWV 607, "Du Ciel est venue une légion d'anges" qui débute par une grande descente aux voix intermédiaires et à la pédale.

BWV607

III) Les mouvements conjoints ascendants

Ce sont des portions de gammes ou des gammes entières.

C'est le sens Terre-Ciel : c'est l'espoir du chrétien qui regarde vers Dieu, la Prière.
Fréquents dans les chorals de Pâques, ces mouvements ascendants concernent donc la résurrection qui représente l'espoir par le rachat.
Dans les cantates, lorsque nous rencontrons des mots comme "aufstehen" (se lever), "aufwachen" (se réveiller), on retrouve ces motifs ascendants.
Ils impliquent également la notion d'espace et d'ouverture : dans le choral "Herr Gott, nun schleuß den Himmel auf" BWV 617 "Seigneur, ouvre-moi ton Ciel", les paroles qui suivent sont : "mein' Zeit zu End' sich neiget", "j'ai terminé ma course" et sont très clairement illustrées dans la partition :

BWV617

Les gammes peuvent aussi symboliser l'écoulement inexorable de la vie comme dans le choral "Ach wie nichtig, ach wie flüchtig" BWV644, "Ah, combien vaine et fugitive est la vie". Des traits rapides ascendants et descendants sur octaves à la basse décrivent la vie comme un nuage qui apparaît puis disparait.

BWV644

Elles expriment la réjouissance et parfois l'idée de chemin.
Dans la cantate 150, sur les paroles "Leite mich, in deiner Wahrheit", "Conduis-moi dans ta vérité", on trouve une gamme qui va de la voix de basse jusqu'aux violons en passant successivement par les voix de ténors, d'alti puis de soprani pour enfin terminer sur un accord consonnant sur le mot "Wahrheit". cette montée en gamme ascendante indique bien le chemin à suivre jusqu'à la Vérité.
Dans la cantate 152, "préparez les routes, préparez la voie", on retrouve ces gammes.

IV) Combinaison des deux formules

Si les mouvements ascendants expriment l'espoir, la prière, et si les mouvements descendants expriment la naissance, la réponse du Ciel, alors le mélange des deux mouvements exprime la prière exaucée.
Mais on retrouve ces mouvements contraires dans les chorals où il est question de la joie de la naissance ou de la résurrection. Nous appellons ces broderies dans un sens et dans l'autre, le mouvement de liesse.
Trois chorals bien typiques expriment cette liesse, il s'agit de :
- "Lobt Gott, ihr Christen allzugleich" BWV609, "Louez Dieu, chrétiens, tous ensemble"
- "Christ ist erstanden" BWV627, "Christ est ressuscité"
- "Heut' triumphieret Gottes Sohn" BWV630, "Aujourd'hui le Fils de Dieu triomphe"

BWV609

Lors d'une étude approfondie que nous avons faite sur la Passacaille en ut mineur pour orgue BWV 582 nous avons constaté que ses 21 variations constituent un rappel de nombreux chorals de l'Orgelbüchlein allant de l'espoir du chrétien dans l'attente du Sauveur, de la Nativité, du Calvaire à la Résurrection : précisément, les dernières mesures sont bel et bien écrites en mouvements conjoints et contraires...

V) Les mouvements disjoints

Ce sont les intervalles dans la mélodie.

L'intervalle marque une idée de distance. Dans les cantates, lorsque Bach parle du Monde, il utilise des mouvements ascendants et descendants disjoints et sur toute une octave. C'est également l'idée de plénitude, ce qui nous mène à la notion d'univers. Regardons, à ce propos, le début de la grande fugue en mi mineur, le motif que Marie-Claire Alain baptise à juste titre "l'éventail de l'Univers" :

fugue

Les mouvements disjoints marquent aussi l'idée d'ouverture, avec toujours cette notion d'espace.
Dans le choral "Herr Gott, nun schleuß den himmel auf" BWV 617, "ouvre-moi ton Ciel", dont nous avons déjà observé les lignes mélodiques aux voix manuelles, nous retrouvons à la basse d'impressionnants intervalles d'octave qui figurent l'idée d'une ouverture jusqu'au Ciel (la basse parcourt le pédalier sur presque toute son étendue).

BWV 617

Lorsque les intervalles descendants deviennent dissonnants, ils dépeignent alors la corruption, le péché, la mort.
Déjà, dans le premier choral, "Nun komm, der Heiden Heiland" BWV 599, "Viens maintenant, Sauveur des païens", non seulement nous trouvons les retards et notes tenues qui figurent l'attente (l'harmonie et ses résolutions se font attendre), mais nous rencontrons l'état de corruption du monde des païens non encore secourus par la Calvaire. Nous remarquons dès la première mesure, l'intervalle très dur (avec battements en tempéraments anciens) de LA-RÉ dièse,comme SI-FA dièse, appelés "intervalles de la mort".
Nous le retrouvons d'ailleurs quatre fois dans la partition, symbolisant ainsi les quatre branches de la Croix salvatrice.

BWV599

Un choral très caractéristique des intervalles dissonnants altérés est "Durch Adam's Fall ist ganz verdebt" BWV637, "Par la chute d'Adam, tout est corrompu". Nous y rencontrons des chutes de 7ème diminuées on ne peut plus figuratives au pédalier, tombant de surcroît sur les temps faibles de la mesure à quatre temps.
Les circonvolutions du serpent sont exprimées au manuel par des hésitations de l'orientation mélodique et l'idée de poison est dépeinte dans les hésitations harmoniques : l'harmonie est sournoise et indéterminée.

BWV637

Un autre choral très descriptif en matière de dissonances est "Christus der uns selig macht" BWV620, "Christ qui nous rend bienheureux", choral du Jardin des Oliviers. L'harmonie y est très tendue, pleine de fausses relations et de dissonances, sur des paroles telles que : "...als ein Dieb gefangen, geführt von Gottlose Leut' und fälschlich verklaget, verlarcht, verhöhnt und verspeit...", "...arrêté comme un voleur, conduit devant des gens impies, et faussement accusé, moqué, couvert de honte et de crachats...".

BWV 620

Les grands intervalles dissonnants ascendants peuvent dépeindre une imploration angoissée, les grands intervalles descendants ou les deux mêlés, les plaies physiques et morales de l'homme voué au calvaire.
Dans la cantate BWV78, "Jesu, der du meine Seele", sur les paroles "Erbarme dich", "aie pitié de moi", nous trouvons ceci :

BWV78

De manière analogue mais dans un rythme différent, dans la cantate BWV47, "Wer sich selbst erhöhet, der soll erniedriget werden", sur les paroles "...les plaies, les clous, la couronne d'épine et le tombeau, l'homme n'est qu'ordure, poussière, cendre et fange.... Ô douleur, ô misère..." :

BWV47

VI) Les chromatismes

Les chromatismes (intervalles de demi-tons) font partie des intervalles altérés et occupent une place à part :
Les chromatismes descendants figurent le désespoir ou la mort : c'est la douleur du chrétien qui regarde vers la tombe, la résignation dans le malheur. Dans le choral donné en exemple précédemment nous les rencontrons sur les mots "Dieb" et "verklaget"

La fugue de la Fantaisie et Fugue dite "fantaisie chromatique pour clavecin" a, dans son thème, des chromatismes ascendants. Ces chromatismes préfigurent l'espoir du chrétien en la naissance du Christ. Dans les tempéraments anciens, ces chromatismes sonnent inégalement (ce qui n'est pas le cas dans le tempérament égal actuel) et prennent donc une valeur toute particulière.

On retrouve des chromatismes dans les chorals BWV614 "Das alte Jahr vergangen ist", "l'ancienne année s'en est allée" ou le BWV622 "O Mensch bewein dein Sünde gross", "Ô homme, pleure tes lourds péchés"

VII) Les mouvements arpégés

Ils apparaissent souvent quand il s'agit de l'Esprit. Nous en trouvons un exemple dans le Choral Fantaisie de Leipzig BWV 651 sur "Komm, Heiliger Geist", "Viens, Esprit Saint".

BWV 651

Un autre exemple est donné par le choral de l'Orgelbüchlein "Herr Jesu Christ, dich zu uns wend" BWV 632, "Seigneur Jésus Christ, tourne toi vers nous" :

BWV 632

VIII) Les rythmes

Certains rythmes sont particulièrement expressifs comme la danse de l'Esprit Saint au manuel dans le choral "Komm, Gott, Schöpfer, heiliger Geist" BWV631, "Viens, Dieu, Créateur, Esprit Saint" :

BWV631

ou, comme dans le choral "Der Tag, der ist so freudenreich" BWV 606, "Ce jour, si plein de joie", ou on trouve le dactyle de la joie :

BWV606

Les deux exemples précédents montrent des rythmes bien affirmés.
Cependant, dans le langage de Bach, on trouve aussi des hésitations rythmiques qui expriment l'incertitude, la peur, les hoquets de l'angoisse. C'est l'interruption d'une suite modérée, se dressant comme un obstacle qui figure l'allure chancelante de l'homme enchaîné, du chrétien accablé.
Nous en venons donc à parler des silences :
Ils peuvent être une solution de continuité proprement dite, mais, dans les rythmes joyeux et solennels, ils peuvent donner un appui plus marqué à certaines notes. Dans les syncopes, ils donnent un accent sur un temps faible, c'est pourquoi les notes syncopées ne sont jamais liées.
Le choral où les silences donnent du poids au rythme est , parmi ceux de l'Orgelbüchlein "Der Tag, der ist so freudenreich" BWV 606 ci-dessus.

IX) Les rythmes syncopés

La syncope est un rythme dont les appuis sont transposés sur un temps faible de la mesure : par exemple, la basse du choral des sept dernières paroles du Christ sur la Croix "Da Jesu an dem Kreuze stund" BWV621 se trouve décalée par rapport aux temps forts. Ces hoquets expriment l'angoisse et la douleur.

BWV621

Des sentiments identiques sont musicalement exprimés de cette façon dans la première aria de la cantate "Ich steh mit einem Fuß im Grabe" BWV156 "J'ai un pied dans la tombe", la basse, syncopée, présente le motif suivant :

BWV 156

suite...
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