(texte de Jean-Jacques Walther)

8 Mai 1760
 
Kapellmeister Christoph Graupner (1683-1760)
Vice-Kapellmeister Johann Samuel Endler (1694-1762)

Presque tous les faits relatés sont mentionnés dans les autobiographies de Graupner, dans les archives de Darmstadt et dans divers documents.
Les faits imaginés sont vraisemblables.

Christoph Graupner : Hofkapellmeister in Darmstadt 1709-1760
Beiträge zur mittelrheinischen Musikgeschichte. Band 28 Ed. Schott 1987

Telemann und Graupner, Oswald Bill
Telemann-Festage der DDR. Magdeburg 1984 (Konferenzbericht)

Graupners Ouverturen und Tafelmusiken, Christoph Grosspietsch
Ed. Schott 1994

Die Instrumentalkonzerte von Ch. Graupner, Martin White
Diss Göttingen (Masch)

Et le vice-kapellmeister Johann Samuel Endler se tourna vers le maître aveugle et lui demanda affectueusement :
- Kappelmeister Graupner, dites-moi ! Quelles années marquèrent plus particulièrement votre vie toute dévouée à cette cour de Darmstadt ? Dites-moi, ce que vous dicte encore votre mémoire avant que le temps n' efface tout sur le sable de l'oubli !
- Cher Endler, dans la nuit profonde où je suis plongé depuis 6 ans, il est une date qui s'inscrit toujours en chiffres lumineux devant moi : 1709

Je fis cette année-là - j'avais 26 ans - un rêve extraordinaire : une étoile scintillante, d'une étrange beauté, à la luminosité si vive que j'en fus ébloui, descendit sur moi de hauteurs infinies. Quel éclat ! Il se passa dans ce rêve, d'autres choses encore que je ne saurais plus dire.
Peu de temps après, le landgraf de Darmstadt arriva à Hamburg. Je venais de passer trois ans dans cette ville, après mon départ précipité de Leipzig que menaçait la guerre. Dans la confusion, j'avais abandonné livres et précieux manuscrits sans résilier le bail de ma chambre. Je comptais revenir.
La bourse vide, Dieu me fit la grâce de m'offrir la place de claveciniste à l'opéra "Am Gänsemarkt" dirigé par le célèbre Keiser. Georg Friedrich Haendel y était alors violoniste. J'acceptai le poste au moment même où Christian Schifferdecker quittait Hamburg pour rejoindre à Lübeck le vieux Buxtehude.
Je composais des opéras qui eurent grand succès auprès du public. J'aimais bien ce travail - il m'apporta beaucoup - mais supportais de moins en moins les contrariétés. J'aspirais à partir.
L'arrivée du landgraf fut comme une délivrance.
- Auriez-vous plaisir à vous rendre à Darmstadt et entrer à mon service ? Je vous nommerais d'abord vice-kapellmeister parce que le vieux Kapellmeister Wolfgang Carl Briegel vit toujours.
Ernst Ludwig, c'était son nom, venait d'entendre mon opéra "Dido, Königin von Carthago" dont l'air "Auf, Dido Auf" lui plut énormément. Il préférait de beaucoup, disait-il, cet opéra à la "Cleopatro" de Mattheson, à cause de l'accompagnement des airs par l'orchestre, qu'il trouvait remarquable. L'incantation vengeresse de Didon dans le même opéra, au 3e acte, "Suonate o Timpani, suonate o Trombe", accompagnée de timbales - une nouveauté à l'époque - l'enthousiasma si fort qu'il se décida à me solliciter pour le poste de vice-kapellmeister.
Et c'est ainsi que je compris, mon cher Endler, en découvrant le blason du landgraf à Darmstadt, ce que signifiait l'étoile de mon rêve : c'était le prince que je servis 30 ans

Je reçus 500 Gulden par année : salaire très appréciable. En nature : du blé, de l'orge, de l'épeautre, du froment, du bois et 450 litres d'excellent vin (Le landgraf n'ajouta rien de plus les années qui suivirent malgré le nombre croissant de mes enfants).
J'eus l'insigne et rare privilège de manger avec le Hofapotheke à la table la plus proche de mon prince, la "Kammerdienertisch"

1711 Le 7 septembre fut un grand jour. Je pris pour épouse Sophie Elisabeth Eckard, une fille "également belle et sage", dans des circonstances que je ne saurai décrire ici, mais qui furent très particulières et qui auraient pu perdre ma réputation. Son père était pasteur.
C'est l'année aussi de ma nomination tant attendue de Kapellmeister - le 28 janvier - avant même le départ pour l'éternité du vieux maître Briegel qui mourut l'année suivante à 83 ans, dans la misère la plus noire. On lui avait ôté tout son salaire.
Mon contrat fut confirmé avec la différence que le vin serait de meilleure qualité que celui de mon ami le vice-kapellmeister Gottfried Grünewald qui collabora dès lors avec moi.

1712 Le 9 août, vint au monde à 7h30 du matin ma fille bien-aimée Maria Elisabetha qui me donna sept petits enfants.
L'orchestre - die Kapelle - comprenait à cette date 42 musiciens, ce qui en faisait un des plus importants et des plus célèbres d'Europe. Il devait assurer la musique de l'opéra, de l'église et de la table, c'est-à-dire des concerts qui prirent de plus en plus d'importance. Les musiciens venaient de Darmstadt même, de Saxe-Thüringe, de Francfort, du Nord, du Sud et de l'étranger (7 Français, 4 Italiens et 2 Viennois). Ils maîtrisaient 3 ou 4 instruments.
Ce n'est pas moi qui décidais de leur engagement, mais le landgraf lui-même. Je ne pouvais donner qu'un avis ou faire une recommandation.
- Quand je pense, aujourd'hui, à ce Heinrich Geibel !... Le landgraf l'engagea sous prétexte qu'il était orphelin et sans ressources. Or, la Kapelle était complète et les finances à plat.
- Et ce Johann Heinrich Nöll, âgé de 20 ans ! Il le voulait comme chef de chœur à la cour. Pensez ! Ce blanc-bec aussi jeune que les choristes ! Il n'aurait aucune autorité. Je le mis en garde. Il l'engagea malgré moi. Comme je m'y attendais, il se fit chahuter.
Le prince ne m'a pas consulté pour la jeune et jolie altiste Ludomilla Schetky. Je ne sus qu'en faire et c'était vraiment inutile, puisque Hamberger, le falsettiste me suffisait amplement... Il fut même question qu'on lui paye 25 florins l'an pour un porte-chaise qui en fit - je l'avais prédit - une prima-donna.

1713 Ce fut cette année-là, je crois, que mon ami et camarade d'étude à Leipzig, Johann Friedrich Fasch vint me rendre visite. Il voulait se perfectionner en composition. Il resta 14 semaines, puis m'envoya de Zerbst quelques-unes de ses meilleures pièces. Je me souviens aussi que Pisendel, à cette époque en voyage pour Paris, se fit voler sa bourse dans un village près de Darmstadt. Négligent ! Le landgraf lui avait proposé d'entrer dans la kapelle. Il déclina l'offre. Quels regrets ! Un virtuose si remarquable !

1715 Le lendemain de l'incendie du château - le 19 mars - mon premier fils Christoph naquit dans la plus grande confusion et fut baptisé à la maison. Johann Christoph qui me donna deux petits-fils le suivit en 1719. Quatre ans plus tard, ce fut Georg Christoph, chasseur à la cour, puis Ludwig Christoph qui resta célibataire. Heinrich Christoph, devint écuyer du prince. J'avais 49 ans. Aucun n'est musicien. Peu importe. Ils sont ma joie et vivent encore tous aujourd'hui.
Ma chère femme, le Seigneur me l'a reprise un jour d'octobre 1742, le 17e, à l'âge de 49 ans. Je ne me suis jamais remarié.
On présenta cette même année à l'opéra de Darmstadt "La Costanza vingge l'Inganno", drame pastoral italien que j'avais composé avec le prince Ernst Ludwig. Une collaboration passionnante et fructueuse. L'Ouverture et la Chaconne finale étaient de lui. Mon air accompagné de trois hautbois : "Vo cercando sospirando" souleva l'enthousiasme et le quatuor final du prince "Cara,fiamma del mio core" enflamma les cœoeurs. Ce fut un beau spectacle dans le goût nouveau.
Heureuse époque, où en 1711, l'on jouait jusqu'à trois opéras par semaine.
Le prince était généreux. Les musiciens les plus doués se perfectionnèrent ou se formèrent à l'étranger. Bien avant mon arrivée, Ernst Christian Hesse, le gambiste âgé de dix huit ans, avait pu suivre des études de droit à Giessen. Ernst Ludwig l'avait ensuite envoyé pendant trois ans auprès des célèbres Forqueray et Marais. Le flûtiste Böhm séjourna à Hamburg pour l'opéra, le gambiste Münst à Paris et la basse Herzberger à Strasbourg. La soeur orpheline du violoniste Johann Jakob Kress reçut le gîte et le couvert. Mais cela ne dura pas.

1717 Mauvaise année ! Triste année, hélas ! Je m'en souviens comme de hier.
- Non, Endler, vous n'étiez pas encore à la Hofkapelle.
Je vis la banqueroute de la cour avec ses 2 millions de Gulden de déficit.
Il fut immédiatement question de fermer l'opéra - ce qu'on fit deux ans après -, de ne plus rien construire - on avait édifié 24 pavillons de chasse -, de licencier la troupe de théâtre français trop coûteuse et de supprimer les chasses à courre si prisées du prince.
On oublia de payer les musiciens.
Le landgraf Ernst Ludwig faisait des dépenses somptuaires. Des "kostbaren plaisirs". A mon arrivée, il augmenta l'orchestre de 17 musiciens et rénova l'opéra qu'il voulut d'abord reconstruire à grands frais. Le château qui avait brûlé en 1715 ressurgit de ses cendres, embelli d'une orangerie. On organisa de grandes chasses à courre très dispendieuses. Tout cela vida les caisses en un rien de temps. Pour payer la Kapelle, le landgraf fit circuler des pièces Ernst-d'or dévaluées. Vous vous rendez compte !
A sa mort en 1739, la dette se montait à 4 millions de florins dont 2 millions émargeaient de sa caisse secrète.
- Quel gouffre ! Effarant !
Cette année-là et les suivantes furent difficiles pour les musiciens. - Que dis-je difficiles ? Catastrophiques.
L'excellent violoniste et chanteur Fischer, en activité depuis mon arrivée, ne se présenta pas un jour à la répétition ordinaire du mercredi. On me fit savoir que, couvert de dettes, harcelé par ses créanciers, il avait disparu. J'en fus attéré. L'année suivante, on m'informa que le couple Kayser, elle soprano, lui hautboïste, depuis 10 ans en fonction, avaient trouvé ailleurs à s'employer. Je m'inquiétai sérieusement de la situation quand le violoniste virtuose que je chérissais, Johann Jakob Kress se plaignit d'un arriéré de 400 florins, près d'une année de salaire.
Même la règle qui voulait que je sois payé le premier, moi et le vice-kapellmeister, suscita des jalousies et des chicanes.
La célèbre chanteuse allemande Johanna Elisabeth Hesse Döbricht trouva profondément injuste, en se comparant à nous et à d'autres musiciens comme Böhm, Vogler, Kühfuss - les préférés, disait-elle - de n'avoir pas reçu, elle et son mari, leurs salaires depuis 3 ans 1/2.
Je ne parle pas du castrat Antonio Campioli qui en 1722 quitta sans permission Darmstadt pour Wolfenbüttel et ne revint jamais.
Moi-même j'ai aussi failli ne plus revenir quand j'ai brigué la place de cantor à Leipzig. Je l'ai briguée d'autant plus volontiers que le landgraf, féru tout à coup de style italien, avait engagé, en dépit de toutes les restrictions, le virtuose de violon, Alessandro Toeschi et sa femme, la cantatrice Giovanna. Ce musicien composait des concertos pour violon à la manière de Vivaldi et fit connaître et aimer, dans une large mesure, la musique italienne à la cour. Pour moi, Kapellmeister et claveciniste, ce fut dur à supporter.
Le climat de la Kapelle, les relations avec le prince - je l'entendis dire : - Ils me tiennent à la gorge et ne me lâchent plus -, s'assombrissaient de jour en jour et j'en fus très affecté.
Des musiciens choisirent la fuite par désespoir. Johann Michael Böhm flûtiste et hautboïste de grande valeur - beau-frère de Telemann - créa le scandale en 1729. Et quel scandale ! Souvenez-vous ! On lui reprocha d'avoir emporté dans sa fuite des partitions et des instruments. On lança contre lui un mandat d'arrêt.
Un employé haut placé à la cour me fit lire sa lettre d'excuse de Ludwigsburg :

Les partitions étaient de Telemann mises à disposition de la Kapelle par lui-même. Cela lui avait coûté de l'argent, de la peine, des déplacements, du temps et du papier. Il avait aussi quelques autres pièces, mais c'était un cadeau du landgraf. Le reste des partitions avec les instruments, ils les avaient remis à un laquais.
Il ne lui était plus possible de vivre. Il avait écrit six fois. Plus encore demandé de vive voix la permission de partir. Informé, Böhler, l'intendant, avait cherché à le terroriser par des menaces au point d'attenter à son honneur. Enfin, sans réponse de sa Sérénissime, il s'était autorisé à faire ses bagages en avisant le Conseil secret de son départ.
Il avait prévu d'aller à Francfort comme il en avait l'habitude, mais il s'était rendu à Ludwigsburg où il était maintenant en emploi. Tout cela s'était fait plus rapidement que prévu parce qu'on voulait l'arrêter. Il avait eu vraiment de la patience et avait tout fait dans les règles pour obtenir son départ et son argent.

Pour clore cette affaire, mon cher Endler, - et c'était la moindre des choses - on lui remit presque deux ans de salaire soit 1522 florins.
Ernst Ludwig mourut en 1739 dans son pavillon de chasse de Jägersburg.
Ludwig VIII, son successeur, notre "Jagd-landgraf", est si fou de chasse à courre, cette chasse haïe du peuple, qu'il a payé, dit-on, un peintre pour faire le portrait de ses bêtes. Et puis, mon cher Endler, combien de fois ne l'avez-vous pas accompagné dans son carosse de forme coquille, tiré par six cerfs apprivoisés, quand de sa résidence de chasse de Kranichstein, où vous séjournez avec la Kapelle, il se rend à Darmstadt pour l'office du dimanche.
Mais c'est sur le dos des musiciens qu'il a fait des économies. Tenez, le hautboïste Jakob Friedrich Stolz vit son salaire passer de 400 à 200 florins d'un coup. Finis les 50 Reichsthaler de supplément par année pour les six trompettes et le timbalier ! Je dus même intervenir pour Dachmann, le valet d'orchestre, qui ne reçut, le pauvre, que 24 florins pour vivre.
Quant aux frères Ostheim, copistes et musiciens, ils furent licenciés.
De jeunes virtuoses prometteurs, dont le filleul de Telemann , quittèrent définitivement Darmstadt et s'établirent à la cour de Berlin comme notre célèbre gambiste Ludwig Christian Hesse.

Les arriérés atteignaient des sommes astronomiques. Je me souviens qu'à cette époque, on me devait plus d'une année de salaire, soit 947 florins et à vous, mon cher Endler, deux ans. Rendez-vous compte !
L'on n'eut même pas de considération pour la chanteuse vieillissante Ludmilla Schelkig Vogel, toujours en activité et dont la famille était connue en Amérique. C'est 950 florins qui lui étaient dus. Au bassoniste Brauer, c'était 5 ans de salaire !!!
On fit tout pour subsister.
Ainsi ce Georg Balthazar Hertzberger, par exemple, jeune secrétaire et chanteur - il était basse - eut l'idée incroyable d'éviter la caisse centrale pour réclamer son dû, 100 florins, en passant directement par la commune de Cleeberg dont les impôts, l050 florins, servaient à payer les musiciens. Il avait pris ses renseignements.
On réclamait pour l'enterrement d'un enfant, on réclamait pour une cure indispensable, on réclamait pour des leçons données, on alla jusqu'à réclamer la part de salaire des musiciens qui venaient de mourir.
Moi-même, je fus empêché de travailler par manque de papier et de plumes. Le départ du flûtiste Böhm avec les partitions mises à disposition de la Kapelle augmenta mon travail de copiste. Je me souviens encore de ma lettre au landgraf. C'était, je crois, en 1749. Je lui écrivais assez fermement que "je savais parfaitement ce dont j'avais besoin, que deux rames de papier ne me suffisaient pas et que je ne voulais pas être dérangé, ni empêché dans mon travail".
La situation comme vous pouvez l'imaginer fut surtout insupportable pour les veuves et les musiciens appauvris et oubliés qui ne pouvaient quitter Darmstadt en raison de leurs dettes impressionnantes.
Mais comble d'ironie, le landgraf n'hésita pas, pour maintenir le niveau de la Kapelle, à engager en 1753, à des salaires jamais vus, le violoniste virtuose Wilhelm Gottfried Enderle et deux musiciens de Bayreuth, le bassoniste Friedrich Beringer et le hautboïste Christoph Mertsch. Chacun était ainsi payé au regard de son renom, de sa valeur marchande.
Pour vivre, il fallait soit trouver une place de fonctionnaire, soit, comme virtuose, entreprendre des tournées de concerts et quitter Darmstadt ensuite, soit mourir de faim comme le vieux Briegel.
Je reconnais que je ne tiens plus la Kapelle comme avant, d'une main ferme, avec autorité. Ma cécité me l'en empêche. Trop d'absences sans permission ! Un manque flagrant de répétitions ! Des querelles continues de préséance ! Beaucoup d'agitation ! Souviens-toi, mon cher Endler, nous avons demandé au landgraf, il y a deux ans, de mettre de l'ordre et de réglementer les droits d'ancienneté. Il l'a fait. Nous étions contents.
On m'a rapporté récemment que Telemann avait loué "l'incomparable exécution de l'orchestre de Darmstadt". C'est le plus beau compliment que l'on ne m'ait jamais adressé. Malgré toutes les difficultés, mon cher Endler, la Hofkapelle est un orchestre de haut niveau. J'en suis fier !

1723 Année heureuse du voyage à Leipzig. Souvenir de ma jeunesse. Souvenir du temps de mes études à la Thomasschule avec Schelle pour le chant et Kuhnau pour le clavecin et l'orgue, à l'université où j'appris le droit. Souvenir du temps de mes compagnons Heinichen, Fasch et Telemann.
Telemann ? Le célèbre Telemann ? Musicien d'avant-garde, il était alors fâché avec Kuhnau dont j'étais l'élève préféré. Nous avons gardé pour cela de la distance et je n'ai pas fait partie de son Collegium Musicum. Sa musique ? Le landgraf en raffole. Nous la jouons à toutes les fêtes. Des partitions à ne plus savoir qu'en faire.
- Ne les as-tu pas copiées en grande partie, mon cher Endler ?
Kühnau, le vieux maître? venait de mourir le 5 juin 1722. Le cantorat prestigieux était à repourvoir. L'on s'y précipita : Telemann, Fasch, Lembke et Schott de Leipzig, Kauffmann de Merseburg, les cantors Rolle de Magdebourg, Steindorff de Zwickau et Tufen de Brunswick. L'excellent Bach et moi-même étions les derniers à nous présenter.
Ma maison mise en vente, à l'insu du landgraf, je postulai pour la place. Fasch et Telemann s'étaient depuis peu désistés. J'avais emporté avec moi un Magnificat latin à la manière de Kühnau. J'arrivai à Leipzig au Nouvel-An. Je composai encore deux cantates pour le concours prévu pour moi le 17 janvier, "Aus der Tiefen rufen wir" pour choeur et "Lobet den Herrn, alle Heiden" dont j'étais satisfait. Je fis bonne impression sur le Conseil et le bourgmestre de Leipzig qui me choisirent.
Le conseil de Leipzig, par précaution, dans une lettre au langraf du 20 janvier, prétexta un voyage de famille et leur propre sollicatation pour faciliter mon départ. Il est vrai qu'à cette date, je dus me rendre chez ma mère qui comptait déménager à Darmstadt après la vente de la maison familiale suite au décès de mon père.
Le landgraf refusa de me laisser partir. Je retournai aussitôt à Darmstadt pour composer la cantate du dimanche de la Sexagésime (31 janvier).
Ma situation matérielle s'améliora notablement et toute ma famille en bénéficia. Plus de soucis pour l'avenir : on régla ma dette de 3 100 florins ("une douceur en argent"), mon salaire passa de 500 florins à 900 florins, ma femme eut l'assurance d'une rente de veuve et mes fils d'un emploi.
Quant à moi, quoiqu'il advienne, changement de prince, maladie, affaiblissement général, invalidité, j'étais nommé à vie. Que pouvais-je espérer de mieux ? Je restai à Darmstadt et recommandai dans une lettre l'excellent Bach aux autorités de Leipzig.

Schallt tönende Paucken ! Klingt helle Trompeten !
Scherzt reitzende Saiten ! Spielt liebliche Flöten
Singt freudige Lippen mit jauchzendem Chor
VIVAT Ernst Ludwig, er lebe im Flor.

1738 Anniversaire des 50 ans de règne du landgraf Ernst Ludwig
La Kapelle joua toutes sortes de musiques, de table, de chambre et d'église. Ce fut un triomphe. L'on entendit des symphonies de Fasch, les suites de Telemann que vous aviez copiées, mon cher vice-kapellmeister, et quelques pièces de ma composition. Le concerto pour 2 flûtes en mi mineur eut beaucoup de succès, mais je ne me souviens plus qui le joua. Rappelez-vous, Endler, l'Ouverture en 7 parties pour trois chalumeaux dont le mouvement Grave "l'Affano" (la désolation) émut jusqu'aux larmes toutes les dames de la cour. Quant à "L'Entrata per la Musica di Tavola", avec son mouvement "En Echo" et sa joyeuse "Plaisanterie", elle rendit les convives tout gaillards. Le landgraf alors joua quelques sonates sur la viole d'amour, son instrument préféré. Les chanteurs des cantates festives se surpassèrent. Le jeune ténor Johann Georg Richter, à la voix ample et souple, provoqua un déferlement d'enthousiasme.
Les fêtes furent grandioses. D'innombrables torches illuminèrent les rues et le centre de la ville. Des fleurs partout. On érigea sur la place une colonne jubilaire.
Cela coûta cher. Il fallut payer. Les musiciens participèrent aux frais : on leur réclama un pour cent de leur salaire annuel. Mais Weichsel refusa net : Il voulait bien participer, mais les moyens lui manquaient. Comme on lui devait encore 586 florins d'arriérés, il n'était pas question qu'il paie.
Ernst Ludwig nous quitta subitement l'année qui suivit son jubilé. Pour son enterrement, l'on chanta la cantate "Wir wissen, dass unser irdisch Haus" avec 2 violes d'amour. Ce fut mon dernier hommage.

1754 Je devins complètement aveugle. Un grand malheur. Sais-tu, mon cher Endler, qu'on essaya de me peindre à mon insu. Quand je me rendis compte que l'on avait installé le chevalet pendant mon sommeil, je fus saisi d'une sainte colère. On ne recommença jamais plus.
Et fatigué, il se tut.
"Lasset eure Bitte im Gebet" ma dernière cantate, Endler, avant la nuit totale, composée pour l'anniversaire de Ludwig VIII, un 16 avril.
Il pleura alors doucement
J'ai voulu plaire à mon prince. J'ai composé pour lui de la musique de circonstances : des symphonies pleines de bruit, de cors, de trompettes et de timbales. Il était fou de chasses et de guerres. Musique de divertissements, musique de rien, musique de chasses à courre, musique pour chiens, musique pour chevaux.
- Connais-tu, Johann Samuel, "L'Uccellino chiuso" de ma suite préférée ? L'uccellino ? L'oiseau ? C'est moi dans la cage. Prisonnier, je désespère de m'échapper vers la liberté de l'inspiration, vers la liberté du génie.

"Aus der Tiefen, rufen wir"

Mais cette liberté, cette impulsion vitale. Ne l'aurais-je pas reçue de Dieu pour les cantates à la gloire de son nom ? Ces cantates, composées jour et nuit dans la sérénité et la joie du coeur pour l'édification et le plaisir des auditeurs, ne seraient-elles pas des cantates pour l'éternité ?

"Lobet den Herren, alle Heiden"

Oh, cher Endler, non, il faut que l'on m'oublie. Brûle, brûle tous mes manuscrits. Brûle toutes mes notes, brûle toute ma vie. Que tout ce qui est moi se consume à jamais.

 

Mais un héraut cria d'une voix forte :

 

"FUX, HASSE, HAENDEL, TELEMANN, BACH, GRAUN, SCHMIDT, HEINICHEN, GRAUN, STÖLZEL, GRAUPNER, BOCKEMEYER, KEISER, FASCH"

 

Que tous ces noms s'inscrivent en lettres d'or dans le livre de L'ETERNITE

 

Le Kapellmeister mourut 2 jours après à l'âge de 77 ans, 4 mois moins 3 jours. Il était né un 13 janvier.

 

Le 12 mai, on l'enterra et puis on

l'oublia.


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© 1997,2004 Lauret Hervé, Jean-Jacques Walther.